
Bevy
Quarante-huit heures plus tard s’étaient écoulés après l’épisode de la pomme. Bevy se trainait comme une âme en peine dans toute la maison. Elle trouvait que ses journées étaient une succession de déjà-vu. Non pas, que cette nouvelle routine était désagréable mais il fallait un temps d’adaptation à chacun pour trouver ses marques. Pour Sylvain, tout avait été très simple ! Dès le début du confinement, il lui avait annoncé la couleur : « Même si je bosse de la maison, fais comme si je n’étais pas là ! ». Ce qui était impossible puisque depuis sa chaise ou plutôt sa tour de contrôle, il scrutait ses moindres faits et gestes. N’hésitant jamais à lui envoyer des regards appuyés qui signifiaient qu’elle n’était bonne à rien. Pour arrêter de se demander en permanence ce qu’elle avait encore fait de travers, bien vite, (pour ne pas perdre la boule), elle avait décidé d’ignorer son comportement nocif qu’imposait sa présence. Pourtant la vie avec Sylvain n’avait pas toujours été comme ça ! Bien au contraire. Juste après ses études elle avait fait sa rencontre. Tout a commencé quand elle avait prévu d’aller en vacances avec une vague copine de la fac, Clarence. Toutes les deux avaient eu une passion commune pour l’Asie. Elles avaient planifié de partir en Thaïlande deux semaines. Une semaine avant la date, Clarence l’avait plantée pour suivre un gars jusqu’en Australie. Pour ne pas la laisser en rade, la planteuse lui avait assuré qu’elle avait trouvé une remplaçante ou plutôt… un remplaçant ! En entendant cela, elle lui avait carrément raccroché au nez, refusant de discuter une seconde de plus. Le temps d’allumer une Malboro light, son téléphone vibrait de nouveau ! Croyant que c’était encore la lâcheuse de service qui venait d’anéantir l’un de ses rêves, elle aboya presque en prenant l’appel :
–J’espère que tu me rappelles pour me dire que tu as changé d’avis ?
–Bah, ça dépend.
À la place de Clarence, c’était la voix d’un inconnu :
–Excusez-moi, je vous ai pris pour quelqu’un d’autre.
Très vite, Sylvain s’était présenté comme le remplaçant désigné par Clarence et lui proposait d’être son compagnon de voyage.
–Mais on ne se connait même pas ! Je ne vais pas partir avec vous !
–Si je ne m’abuse le départ est prévu pour dans huit jours, oui ?
–Affirmatif.
–Ce qui nous laisse largement le temps de faire connaissance ! Allez dites-moi, qu’est-ce que vous voulez savoir ? Je suis prêt à répondre à toutes vos questions. Partir en Asie est mon rêve ! Envoyez-moi même un formulaire par email. Je tâcherai de me montrer le plus honnête possible. Par contre, abstenez-vous d’inclure les cases « violeur » ou « serial killeur » parce que je serais dans l’obligation de cocher l’une des deux.
–Ce n’est pas drôle ! Vous pourrez très bien être l’un ou l’autre.
–Oui, mais au moins vous aurez vu la Thaïlande ! J’attends que mes victimes voient du pays avant de les étrangler. C’est un peu comme le dernier souhait d’une condamnée, vous voyez.
Bevy hésitait. Elle qui était d’habitude si méfiante était étrangement tentée de partir à l’autre bout du monde avec lui.
–Bon, envoyez-moi votre adresse. Dès que je rentre chez moi, je vous envoie un questionnaire complet. Et je veux des détails ! Si nous devons passer deux semaines ensemble, je ne veux pas de mauvaises surprises.
–Vous verrez, je sais me montrer doux comme agneau et en plus garder le silence très longtemps.
–Et vous allez bientôt m’avouer que c’est vous Annibal Lester.
–Presque ! Je m’appelle Sylvain Reynard.
La conversation s’était poursuivie pendant plusieurs autres cigarettes. Bevy n’a jamais eu besoin de rédiger un quelconque formulaire et encore moins de l’envoyer puisque le soir même elle rencontrait Sylvain au Café des 2 moulins. Elle, qui avait une passion dévorante pour Amélie Poulin (et la famille royale d’Angleterre), cette brasserie était son endroit préféré. D’ailleurs elle vivait dans l’un des appartements du dessus. Avant de raccrocher, elle lui avait indiqué sa table habituelle et l’avait prié de l’attendre là-bas. En descendant les escaliers qui la menait à cette étrange rencontre, elle se demandait à quoi, il pouvait bien ressembler. Pour envisager de partir avec lui, elle allait baser sa décision sur trois critères indiscutables : Le premier était qu’il ne devait ne pas être physiquement repoussant. Se réveiller aux côtés du sosie de Quasimodo ne faisait nullement parti du programme de ses vacances. Le deuxième était que s’il portait des chaussettes de couleurs verte, bleu, rose ou à motifs, il était inenvisageable de partir avec lui. Oui, même si elles étaient rouges et jaunes à petits pois, cela le disqualifierait direct même si elle avait un faible pour les chansons de Dorothée. La dernière et non la moins importante, c’était qu’il devait avoir les ongles propres. En poussant la porte du café, elle savait d’instinct que c’était lui ! De taille moyenne, des cheveux blonds coupés en brosse, des yeux noirs comme l’ébène, avec un buste en forme de V. moulé dans un t-shirt blanc qui mettait ses épaules en valeur. La bonne nouvelle était Sylvain était loin d’être repoussant. La grosse surprise fut que ce jour-là, il avait chaussé des mocassins coutures qui ne nécessitaient pas le port obligatoire de chaussettes. Hypnotisée par sa galanterie de s’être levé et d’avoir tiré sa chaise pour qu’elle s’y assoit dès qu’elle s’était présentée à lui, elle oublia complètement de regarder ses ongles de mains (qui étaient tout à fait propres). Il dégageait une confiance en lui à toutes épreuves, et très vite, l’envie de partir avec lui s’était imposée comme une évidence ! Il s’était revus tous les soirs de la semaine qui précédait leur départ. Les deux semaines en Thaïlande avaient été un avant-goût du paradis sur terre. Ils s’étaient aimés très vite et très fort. Dès leur retour de vacances, Bevy n’avait que Sylvain dans son cœur, dans son âme et dans sa tête. Elle ne pensait qu’à lui. Une semaine à peine après leur voyage, Sylvain lui avait annoncé qu’il avait quelque chose de grave à lui annoncer. Bevy paniquait de ce qu’il allait lui dire. Très vite, Sylvain mit fin à son supplice en lui expliquant qu’à cause d’elle, il ne se souvenait rien de la Thaïlande. Par contre à la place, il avait appris par cœur le contour de ses yeux, de son sourire et des lèvres. Alors pour y remédier, ils devaient retourner au plus vite en vacances, explorer un autre pays pour voir si c’était toujours elle qui s’inscrivait dans son esprit. C’est ainsi que pendant un an, grâce à la fortune des parents de Sylvain, tous les deux mois, ils visitaient un nouveau pays. Au cours de leur huitième voyage, Sylvain proposa Bevy en mariage lui promettant qu’ils continueraient d’explorer le monde. Depuis, dix-huit ans étaient passés. Il n’y avait plus de voyages, plus de destinations folles. Que restait-il de la Thaïlande à part des plats cuisinés achetés chez Picard, qu’ils mangeaient souvent en silence devant la télé. Comment en étaient-ils arrivés là ? Nostalgique, Bevy coupa net ce sentiment et préféra se diriger vers la chambre de son fils pour savoir ce qu’il faisait car elle ne l’avait pas vu depuis le matin. Elle était sûre de le trouver, rivé sur sa console de jeux. Bevy avait tapé à la porte. N’obtenant pas de réponse, elle rentra quand même. Sans surprise, elle le trouva casque vissé sur la tête, en train de commenter une partie de jeux vidéo en ligne. Découvrant sa mère dans son antre, Théodore avait sursauté. D’un coup sec, il appuya sur la touche mute de son casque pour empêcher ses amis d’entre la conversation qui allait se dérouler.
–Qu’est ce tu veux ? avait-il demandé sèchement.
–Salut mon fils ! Je suis venue vérifier si tu allais bien.
–T’as pas tapé à la porte ! Je t’ai dit de toujours taper à la porte.
–J’ai tapé mais tu ne répondais pas.
–Bah alors fallait pas rentrer.
–Bon, on ne va pas y passer l’après-midi ! J’avais pensé faire des steaks pour diner, ça te va ?
–Ouais, je m’en fous ! Sors maintenant !
–Attend ! Pas si vite !
Voulant créer une proximité avec son ado de fils, Bevy s’était emparée de la deuxième manette destinée à autre joueur, et lui avait demandé si elle pouvait se joindre à la partie en cours. Lui demandant au passage de lui apprendre les bases.
–Lâche ça, Maman. C’est pas pour toi !
Entre temps, Frany qui trouvait toujours fermée la porte de la chambre de son frère, la découvrant entrouverte, elle profita de s’engouffrer dans la pièce pour aller de suite sauter sur le lit. Théodore excédé par l’intrusion de sa mère et de sa sœur, se leva d’un bond et attrapa violement Frany pour qu’elle fiche le camp et demanda à Bevy de le laisser ! Complètement interdite par la manière dont son fils lui parler, elle sortit sans rien dire. Son premier geste fut de consoler Frany qui n’en finissait pas d’hurler. Tout en lui caressant les cheveux, elle lui proposa à sa fille de la suivre à la cuisine afin qu’ensemble elles préparent des cookies. Frany qui avait de plus en plus tendance à ne pas contrôler ses émotions, cria de plus belle. Bevy tenta de la calmer pendant plusieurs minutes mais sans succès. La petite était une véritable boule de nerfs. Pile à cet instant, Sylvain déboula dans le couloir pour comprendre pourquoi il y avait autant de boucan :
–Putain Bevy ! Tu peux pas la faire taire ! J’étais en ligne avec l’un de mes plus gros clients !
–C’est Fra…
–Tu oses accuser notre fille ! Avoue simplement que tu es INCAPABLE de t’en occuper correctement. Viens chez papa ma chérie ! Tu imagines ce qui va se passer pour nous si Monsieur Jeannot ne veut plus que je m’occupe de ses comptes ? Parce que je te signale que c’est moi et moi seul qui nourrit cette famille ! Il va falloir te ressaisir si tu ne veux pas que par ta faute, on se retrouve tous à la rue !
Entendant l’échange houleux entre ses parents, Théodore était sorti en trombe de sa chambre :
–Vous ne pouvez pas arrêter de gueuler un peu ?
–Dis-ça à ta mère ! Moi j’y suis pour rien.
–C’est vrai, tout est la faute de maman ! Papa, lui sait me calmer parce que maman est une incapable. Avait répété Frany comme un perroquet les paroles de son père.
Bevy regarda très lentement chaque membre de sa famille. Un à un, elle les observa. Elle se demandait depuis quand, ils étaient devenus laids. Elle remarqua seulement à cet instant que Sylvain avait pris du gras autour du ventre, que son fils, avait des tas de nouveaux boutons puruleux qui lui rongeaient une partie du visage. Quant à sa fille, elle était devenue si insupportable que même les reflets ocres de ses cheveux étaient ternes à ses yeux. Et sans comprendre ce qui lui arrivait, Bevy partit en vrille totale…Son premier réflexe fut d’arracher le casque accroché au cou de son fils. Elle le piétina de toutes ses forces en ignorant les cris de protestations de son fils. Essoufflée, elle se rua dans la chambre de Frany pour y récupérer sa poupée préférée. Se ruant ensuite dans le vestibule pour aller prendre dans le tiroir de la console des allumettes. Les yeux brillants, elle foutu le feu au jouet de sa fille. Comme possédée par Satan, indifférente aux pleurs de ses enfants, elle regarda droit dans les yeux son mari avant de déclarer d’un air froid et impitoyable : À ton tour. Sylvain qui ne connaissait que trop bien sa femme, savait qu’il avait réveillé le monstre qui était en elle ! Il savait de quoi elle était capable ! Le problème c’est qu’elle était capable de tout. Munit d’une poêle et d’une louche qu’elle avait saisi en plein vol lors de son passage éclair dans la cuisine, Bevy avait le désir de fracasser le crâne de son mari avec :
–JE VEUX QUE TU SAIGNES ! TU VAS VOIR SI JE SUIS INCAPABLE DE M’OCCUPER DE MA FILLE ! ATTENDS QUE JE T’ATTRAPE ! CE SOIR, TU VAS MOURIR ! JE TE TUERAI À MAINS NUES S’IL LE FAUT !
Le découvrant enfermé dans les toilettes, Bevy s’était mise à taper de toutes ses forces contre la porte lui demandant de sortir immédiatement !
–SOIS UN HOMME POUR ET SORS ! VIENS DE BATTRE AU LIEU D’ÊTRE UN LÂCHE ! JE VAIS TE FAIRE AVALER TES CONSEILS POUR ELEVER NOS GOSSES ! SALE B…
Complètement paniqué Sylvain préféra ne rien répondre et sortir quand il la sentira plus calmée. Face à son silence, Bevy continuait à donner de gros coups dans la porte des toilettes, l’injuriant de tous les noms d’oiseaux qui lui venaient à l’esprit. Pendant de longues minutes, insultes et tentatives de paix avaient été envoyés des deux côtés de la porte. Cette dispute conjugale aurait pu durer des heures si Théodore n’était pas venu les interrompre. Sa petite sœur dans ses bras, le timbre de voix de l’adolescent était tremblant. Des larmes silencieuses coulaient le long de ses joues.
–Maman…
–QUOI ?
–Il faut que tu te calmes.
–POURQUOI ? JE FAIS CE QUE JE VEUX !
–Quelque chose vient de se passer…
À regarder son fils de plus près, le sentiment de colère disparue d’un coup pour laisser place à de l’inquiétude. En entendant cet échange, Sylvain sortit de sa planque et tourna immédiatement le verrou :
–Quoi ? Qu’est-ce qu’il se passe, mon grand ?
Il n’obtenait pas de réponses car leur fils ainé, submergé par l’émotion qui le gagnait avait redoublé en pleurs. Bevy et Sylvain s’étaient précipités vers lui pour savoir ce qui l’avait mis dans cet état.
–C’est… c’est… c’est tonton. Enfin c’est Adèle.
–Quoi Adèle ? Qu’est-ce qu’il y a ?
–Maman prend… prend… regarde tes messages.
Complètement paniquée, le cœur cognant de toute sa puissance contre son thorax, Bevy laissa tomber ses armes de fortune au sol et courut vers son portable. Comme une scène au ralenti, il lui fallut moins de deux secondes pour porter sa main à sa bouche. Juste après, elle s’effondra par terre, répétant que « cela ne pouvait pas être possible ». Sylvain qui avait eu le temps de regarder lui aussi son téléphone, prit connaissance de la tragédie. Sans réfléchir, il se rua vers sa femme afin de la consoler de toutes ses forces. Il savait qu’il n’y arriverait jamais car la perte d’Adolpho lui laissait un trou immense dans le cœur.
Secouée par des spasmes de sanglots incontrôlables, faisant tressauter tout son corps, Bevy qui avait senti les bras de son mari autour d’elle, pleura encore et encore sans pouvoir s’arrêter, ni reprendre son souffle. La perte était trop grave. Mais surtout elle pensait à sa femme, sa meilleure amie. Comment allait faire Adèle pour s’en remettre ? Comment ses filles allaient-elles vivre sans leur père ? Comment leur groupe allait survivre ? Autant de questions au quelle elle ne pouvait pas répondre. Cette nuit-là, Bevy avait perdu le mari de sa meilleure amie. Le plus étrange, et en total paradoxe face à cette tragédie, c’est qu’elle avait enfin retrouvé la gentillesse profonde de son mari.
Francine
En se réveillant au milieu de la nuit, Francine avait senti la présence de l’un de ses garçons dans son lit. En jetant un coup d’œil rapide à la masse brune et bouclée, Francine se dit qu’avec l’âge Mickaël ressemblait de plus en plus à son père. Cela faisait trois jours qu’elle était au lit, sans que son état s’améliore. Elle avait tenue bon grâce aux visites incessantes de ses garçons qui se relayaient à son chevet. Ne voulant pas réveiller son fils qui lui donnait le dos, elle se hissa hors du lit, en essayant de faire le moindre bruit possible. Elle aurait bien aimé se déplacer avec la légèreté d’une gazelle mais elle avait du mal à tenir sur ses jambes. Avec difficulté, elle s’accrocha aux murs de sa chambre pour atteindre sa salle de bain. Pliée en deux, ce fut presque en rampant comme un lézard qu’elle arriva à destination. Étant donné l’odeur douteuse de sa chemise de nuit dû à l’excessive transpiration qu’elle avait accumulé ces derniers jours, Francine voulu s’en débarrasser au plus vite. L’odeur de son corps la dégoutait trop pour qu’elle passe une minute de plus sans se donner un petit coup de frais. Prendre une douche s’imposait ! Mais très vite, elle se ravisa. Entre le bruit que cela aurait entrainé et sa diminution physique, il valait mieux qu’elle rebrousse chemin et retourne se coucher, en enfilant si possible des vêtements propres. Avec peine, elle ôta son habit encore humide par la fièvre fugace qui l’avait happée quelques heures auparavant. Affligée, elle reconnaissait qu’un tel effort l’avait épuisé, et qu’elle pouvait oublier la mission nocturne qu’elle venait de se fixer. Elle reprit son souffle, se demandant comment elle allait faire. Réveiller son fils n’était pas une option étant donné qu’elle était pratiquement nue. Résignée, elle posa sa tête sur le carrelage froid en entendant de récupérer les forces qui lui manquait afin de remettre le vêtement écœurant. Même si l’idée la révulsait, elle ne pouvait pas se permettre de faire la fine bouche. D’un coup, la porte de la salle de bain s’ouvrit avec force.
–Qu’est-ce que tu fais par terre ? T’aurais dû me réveiller, bécasse ! Viens-là !
Francine aurait voulu répondre par réflexe « de la dentelle ! » mais aucun son ne sortit de sa bouche tant elle était choquée. Elle s’attendait à tout mais pas à lui ! En butant sur chaque mot, elle réussit à formuler non sans hausser le ton :
–QU’EST-CE…QUE TU… FOUS LÀ ET QUI….
Elle était trop épuisée pour finir sa phrase.
–Chuuut tout le monde pionce en bas ! En plus, c’est pas la peine de dépenser ton énergie bêtement. Tu as besoin de te reposer. Prend ma main.
Lorsqu’on son ex-mari lui tendit son bras, Francine refusa.
–Fifi, laisse-moi t’aider et ne fais pas d’histoires.
Comprenant qu’elle n’avait pas d’autre choix, Francine céda. Brusquement elle se rendit compte qu’elle était en sous-vêtements (et pas ses plus beaux !).
–Tournes-toi d’abord. Je dois attraper la serviette pour m’enrouler dedans. Je refuse que tu me voies comme ça.
–Oh je t’en prie, je te rappelle que j’ai assisté à tous tes accouchements ! Après ça, je crois que je connais à peu près ton corps !
–Cela n’a rien à voir ! Tout ceci fait partie d’une ancienne vie. Tu te souviens ? Celle que tu as bousillé !
–Et c’est reparti ! Voilà la mégère qui n’a toujours pas rentré ses griffes !
– Saligaud ! Ignoble créature terrestre ! Tu oses me traiter de mégère ?
–Tu aurais préféré maquerelle peut-être ?
Sentant la moutarde lui montait au nez Francine répliqua sec :
–Comment oses-tu venir m’insulter dans ma maison ! Espèce de charognard, de cuistre, de …
–Oh s’il te plait, pour une fois, insulte-moi avec des mots un peu plus modernes, ça me changera !
–Sale faraud, pour qui tu te prends avec. Avec. Avec…
Francine perdit son latin quand elle réalisa qu’Alain était torse nu. Avec ce pantalon à pince qui lui tombait parfaitement sur les hanches, il était évident que depuis leur divorce le salaud s’était remis à la muscu ! Pratique qu’il avait abandonné au cours de leurs années de mariage. Envoutée par les tablettes de chocolat qu’elle avait sous le nez, elle ne pouvait pas détacher son regard. Elle entendit à peine la réplique cinglante que le père de ses enfants venait de lui lancer :
–Ta peur que ton docteur ne soit jaloux, c’est ça ? Mais tu sais ce que je lui dis à ton amérloques de mes….
N’écoutant pas Alain, Francine changea brusquement de sujet :
–Tu t’es remis à soulever de la fonte ?
–Quoi ?
–La muscu ? Tu t’y es remis ?
Du temps où il formait encore un couple, Alain adorait quand sa femme faisait ça ! Pendant n’importe quelle conversation sérieuse ou non, Francine bifurquait sans cesse sur des sujets qui n’avaient rien à voir les uns des autres. C’était pour l’une de ses raisons, qu’il l’emmenait toujours lors de ses épouvantables diners d’affaires. Observer Francine menait une conversation avec de parfaits inconnus de manière complètement décousue était un pur moment de délice. L’entendre parler d’actualités, puis des mauvaises notes de Lou, leur troisième gamin, pour enchainer sur l’huile que Madame de Montespan utilisait pour séduire Louis XIV, tout ça en moins de quatre minutes chrono était un pur enchantement. Il reconnaissait volontiers que c’était en partie grâce à elle qu’aujourd’hui il était un avocat réputé dans tout Paris. Avec un sourire au coin des lèvres, il lui confia que depuis six mois, il avait engagé un coach privé.
–T’as bien fait ! Avec tout le fric que tu gagnes c’est de l’argent bien investi.
–Je te remercie. Bon, on continue de faire la causette près de la cuvette ou on se déplace ?
Très mal à l’aise, elle n’osa pas lui avouer qu’elle avait besoin de faire ses besoins. Alors sans rien dire, elle accepta son aide. Très délicatement Alain l’aida à être sur ses pieds, non sans se rappeler d’un détail qu’on oublie pas après avoir vécu autant de temps avec une personne. Ce détail qui n’était pas utile d’être mentionné à voix haute. Pudique comme elle l’était, Francine aurait préféré mourir sur place plutôt que de lui avouer qu’elle avait besoin de se soulager. Sans un mot, Alain la déplaça pour l’aider à faire ce qu’elle avait à faire. Il prit bien soin de détourner la tête afin de lui laisser toute l’intimité dont elle avait besoin, réduisant ainsi son malaise face à lui. Quand ils étaient encore mariés, chaque fois que Francine sortait de ses crises elle s’inquiétait de savoir si elle le dégoutait. Et à chaque fois, il lui formulait la même réponse :
–Le dégout est quelque chose de subjectif Fifi. Le fait d’être l’une des personnes les plus proches de toi me rend l’homme le plus heureux du monde. Je t’aime toi, et ton corps tout entier.
–Même mes boyaux ?
–Même tes boyaux.
–Même mes tripes ?
–Même tes tripes et encore plus ta cervelle de moineau !
Rassurée elle se jetait dans ses bras et le gratifiait d’une déclaration amoureuse incongrue :
–Je t’aime autant que Blanche de Castille a aimé Louis VIII.
N’ayant aucune idée de qui était ces personnes de l’histoire française, Alain la serrait tendrement en retour.
Dans le confort de ce qui fut autrefois leur lit, l’avocat avait été cherché un pyjama pour Francine. Il l’avait aidé à l’enfiler et l’avait mise au lit. Il lui avait demandé la permission de rester près d’elle le temps qu’elle s’endorme. Elle trouvait un peu bizarre qu’il s’assoit près d’elle, car il ne faisait plus parti de ce décor depuis un an. Brusquement, elle le questionna pour savoir pourquoi il était venu.
–Alexandre était vraiment inquiet. C’est pourquoi avant de venir, j’ai demandé à Mickaël de me faire un compte rendu de ton état. Avec le virus qui traine, je voulais m’assurer que tu ne l’avais pas attrapée.
–Bah alors, tu vois bien que ce n’est pas ça !
–Oui. Juste une forte crise. Repose-toi maintenant. On parlera demain.
Malgré l’heure tardive, Francine n’arrivait pas à dormir. La présence de son mari, assis sur le fauteuil en face, y était sûrement pour quelque chose. D’un air détaché, elle commença à lui poser des questions pour savoir où il en était dans sa vie. Le cabinet ? Ses anciens beaux-parents ? Ses amis ? Elle aborda tous les sujets tout en évitant de mentionner sa vie sentimentale à lui. À sa grande surprise, Alain se livra volontiers. Leurs échanges avaient été si riches qu’ils parlèrent jusqu’à l’aube. Le temps de quelques heures, les anciens époux avaient discuté « comme avant ». Sur les coups de 6h00 du matin, d’un commun accord il s’est mis à visionner le premier épisode de la série Fauda sur Netflix. Plongés dans cette renouvelle intimité, Francine n’avait pas consulter son téléphone. Si elle l’avait fait, elle aurait vu les nombreux appels en absence du Dr Robert, d’Adèle et de Bevy.Vers les 8h du matin, Alain était descendu au rez-de-chaussée pour préparer le petit déjeuner. En remontant, il fut satisfait de constater que son ex-femme s’était enfin endormie. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il se décida à vérifier ses emails. Et avec une immense douleur dans la poitrine, il apprenait l’annonce du décès brutal de l’un de ses meilleurs amis.
Adèle
Lorsqu’Adèle Levy avait quatorze ans, ses parents avaient insisté pour l’envoyer trois semaines en colonie de vacances. Pour elle, il n’en était pas question. En tant que fille unique il était impensable qu’elle partage sa chambre avec de parfaits inconnus. Elle avait eu beau protesté pendant des semaines, en allant jusqu’à prétendre qu’elle entamerait une grève de la faim s’ils ne cédaient pas, ses parents n’avaient rien voulu savoir. « Tu iras un point c’est tout » avait conclu sa mère en faisant claquer sa langue contre son palais pour montrer qu’elle ne reviendrait pas sur sa décision. Face à ce soudain régime dictatorial, (alors qu’elle s’était toujours crue en démocratie), Adèle n’avait plus rien dit. C’était étrange car d’habitude ses parents avaient toujours tendance à tout lui céder sans qu’elle ait besoin de fournir trop d’efforts. Cependant, cela ne lui avait pas échapper que depuis quelques temps, il régnait à la maison une ambiance un peu étrange. Lui donnant parfois le sentiment d’être mise volontairement à l’écart du trouple qu’ils formaient tous les trois depuis sa naissance.
Lorsque Monsieur et Madame Levy l’avaient déposée sur le quai de la gare, ils avaient voulu embrasser leur fille pour lui dire au revoir. Adèle, boudeuse n’avait même pas pris la peine de les saluer et avait opté pour grimper sur les marches du train sans même se retourner. Rongée de colère, elle alla se trouver un siège, en ignorant tous ceux qui croisaient son chemin, bien décidée à ne parler à personne ! Avec la rage au vendre, elle enfila ses écouteurs avant de tourner le dos à la vitre rompant ainsi le visuel entre elle et ses parents. Indifférente à l’effervescence ambiante dû au départ imminent du train, la jeune fille avait entendu par-dessus la musique qu’il allait bientôt démarrer. Sentant les roues du véhicule bougeaient sous ses pieds, Adèle se retourna enfin pour vérifier si ses parents étaient toujours là. Rassurée et satisfaite de les voir agiter leurs mains en sa direction, c’est seulement à mesure que la distance grandissait entre elle et eux, qu’elle remarqua que sa mère avait maigri. Beaucoup maigri. En agitant sa propre main en retour, elle nota même qu’elle avait le teint pâle qui tirait sur le gris. En ado obstinée, elle se dit que sa mère ne méritait qu’elle s’inquiète pour elle ! Après tout, puisqu’elle n’avait pas daigné lui en parler ce n’était pas son problème. Pendant plus d’une heure Adèle rumina et garda le silence, imperméable à ce qu’il se passait autour d’elle. Elle fut bien abordée par une monitrice débordante d’énergie positive mais devant son mutisme, celle-ci reporta son intention sur les deux filles qui étaient assises sur les sièges en face d’elle. Campée sur ses positions, elle n’avait rien avoir avec cette colo de débiles. Puis, vint l’heure du déjeuner et de sa distribution. Elle retira une oreillette pour entendre ce qui avait été prévu au menu : Chips, jus en brique et sandwich au jambon. Déçue, elle reporta son attention sur la musique qui passait dans son cd-walkman-portatif. Soudain, elle entendit l’une des deux filles assises devant, qu’elle ne mangeait pas de porc. En la voyant se lever pour attraper son sac à dos rangé dans les filés du dessus, en découvrant son contenu, elle entendit la petite brune crier. Les occupants des trois rangées du devant et celles de derrière se retournèrent d’un coup sec vers elle. La mono droguée aux amphèt’ se précipita vers elle pour savoir ce qui n’allait pas. Avant de lui répondre, la brunette balança le sac sur les genoux de sa voisine. Prenant un air supérieur, lui répondant du tac au tac :
–On se connait ? Va retourner flirter avec le gros béta las bas ! Je me débrouille très bien toute seule !
Amusée d’entendre qu’elle n’était pas la seule à avoir du caractère (ou selon certain « d’être très mal élevée ») elle arrêta la musique de son walkman pour ne pas perdre une miette de l’échange entre les deux filles. Gênée de découvrir que sa mère avait bourrée son sac à dos d’un nombre affolant de Tupperware, elle avait honte. Son interlocutrice, une jolie rousse qui, visiblement connaissait bien la cuisine de la mère de sa copine, proposa volontiers de lui débarrasser et de tout manger à sa place !
–Mais regarde tout ce qu’elle a mis, même à nous deux on finira jamais !
La rousse se retourna vers Adèle et lui proposa de se joindre à elles. Comme elle-même avait faim, elle se leva pour venir à leur hauteur.
–Salut ! Moi c’est Francine, s’était présentée la rousse.
–Et moi Bevy ! Viens t’assoir entre nous deux ! Les boulettes de ma mère et moi-même te souhaitons la bienvenue dans le monde des plats fait maison.
Dès la première bouchée Adèle s’était crue au paradis gustatif. Si elle avait pu, elle aurait arraché le reste de de la boite en plastique pour la finir en entier.
–En tout cas, c’est divin !
–Ma mère est dingue ! Son seul but depuis ma naissance c’est de m’engraisser comme une oie. Je te jure, si je te montre des photos de moi enfant j’aurais pu facilement concourir pour le bébé le plus gras du monde. Heureusement que dès que j’ai pu, je me suis prise en main sinon aujourd’hui j’aurais des problèmes cardiaques à gérer à cause de la graisse qui entourerait mon cœur.
–Comment tu exagères ! Je connais Martine, elle veut juste s’assurer que toi et tes frères et sœurs vous mangiez de la nourriture saine. T’as de la chance d’avoir une maman comme ça !
–Attend de voir mes sœurs jumelles Adèle et tu comprendras ! De vraies sumos ! Et mes frères ? On en parle de mes frères ! Tiens par exemple Alain ce gros tas de graisse peut t’avaler trois steaks d’affiler sans plus tard souffrir d’aucuns maux de ventre.
–Arrête ! Ton frère c’est un adonis !
–Lequel ?
–Bah Alain ! Il est si chevaleresque ! avait avancé Francine sans rougir.
–Pfff, si tu savais combien il sent mauvais des pieds. Crois-moi cette odeur n’a rien de chevaleresque ! À part Denis, c’est mon petit frère, d’un an, les autres sont tous bon à jeter. Quand je serais adulte, je parcourais le monde pour m’épargner nos innombrables réunions de famille.
À écouter Bevy dépeindre de manière colorée chaque membre de sa famille et entendre les interventions de Francine qui parlait comme dans les livres, Adèle n’avait jamais autant ri de sa vie ! Elle sentit nullement les quatre heures de train passées. Une fois sur place, les trois filles ne s’étaient plus lâchées d’une sandale ! Elles avaient tout de suite partagé leur chambre, leur vie, leur peur, leur rêve, leur secret, même les plus inavouables. Ces trois semaines ensemble fut aussi le temps des premiers amours. Surtout pour Bevy. Au cours de cette colo, elle eut son premier petit copain et son premier chagrin d’amour. Il l’avait plaqué pour la monitrice sous extasie, renommée par leur soins « la trainée du village » ! Adèle et Francine s’étaient montrées à la hauteur en consolant leur amie du mieux qu’elles avaient pu. Elles voulurent aussi venger l’égaux bafoué de Bevy en tendant un piège hautement réfléchis à l’encontre de « la trainée du visage ». Telle en mission commando, elles s’étaient faufilées dans les douches pour injecter du colorant violet dans le shampoing de leur cible. Par manque de chance, au lieu de pousser un cri d’effroi en se découvrant dans le miroir, la monitrice avait trouvé super cool sa nouvelle couleur. Résultat : la moitié de la colo s’était baladée avec une chevelure violette. « Même les mecs ! » avait raillé Francine ! Ce fut pour Adèle la plus belle aventure de sa vie. La colère qu’elle avait ressenti contre ses parents s’étaient transformée en profond remerciement. Sur place, elle les avait appelé deux fois pour le leur dire. À la fin des trois semaines, au moment des au revoir, à quai, juste avant de rejoindre leurs parents respectifs venus les chercher, Adèle, Francine et Bevy s’étaient pris dans les bras, de manière à ce que leur front se touchent. Elles se firent une promesse ultime : rester amies, jusqu’à ce que la mort les sépare. Émues elles s’étaient quittées avec l’espoir de se revoir au plus vite.
En rejoignant son père, Adèle courra vers lui et lui fit savoir à quel point il lui avait manqué. Surprise que sa mère ne soit pas venue aussi la chercher, elle s’inquiéta de savoir où elle était. Monsieur Levy, ne répondit pas tout de suite. Il pria sa fille de monter dans la voiture. Il lui fournirait une explication à l’intérieur.
–Je t’emmène la voir justement.
Affolée Adèle demanda où ils allaient.
–À l’hôpital. Ma petite fille. A l’hôpital. Au service oncologie. Il va falloir être forte.
Le retour à la réalité avait été très violent pour Adèle Levy. Elle qui quelques heures auparavant avait été euphorique faisant des plans sur la comète avec ses deux nouvelles meilleures amies, eut du mal à supporter cet ascenseur émotionnel qu’elle vivait. Elle ne comprenait pas bien ce qui avait pu se passer. Comment en si peu de temps, la maladie dont sa mère souffrait l’avait autant gagnée. La voir, étendue sur ce lit d’hôpital, totalement décharnée et sans cheveux la bouleversa au plus haut point. En rentrant chez elle ce soir-là, elle s’enferma dans sa chambre et pour la première fois depuis sa venue au monde elle pria Ha-shem. Ce D. dont elle avait beaucoup entendu parler sans jamais avoir eu besoin de faire appel à Lui. Ne sachant pas comment faire, elle reproduit ce que les catholiques faisaient dans les films. À genoux près de son lit, les poings entremêlés sur sa couette, elle ferma les yeux pour formuler une demande en mettant le plus d’intensité possible :
–D. s’il te plait sauve ma maman. Si tu ne me l’enlève pas tout de suite, je te promets d’accepter tout ce que tu me donneras dans ce monde sans broncher. Je te le jure, je te le jure, je te le jure, je te le jure, je te le jure… avait-elle répété un nombre incalculable de fois.
Croyant comme jamais au pacte qu’elle venait de sceller avec le Tout Puissant, dès le lendemain, elle changea complètement de personnalité. Elle qui avait été si arrogante, si capricieuse, si débordante de confiance en elle, s’était muée en une jeune fille très sage, très sérieuse, à toujours s’excuser auprès des autres. À multiplier les actions pour venir en aide à son entourage et aux autres. C’était la meilleure fille que des parents pouvaient rêvés. Et aussi la meilleure amie que Bevy et Francine pouvaient avoir même si elles avaient trouvé étrange cette manière si radicale de changement de personnalité. Redoublant d’attention envers tous et tout le monde, même des inconnus, Adèle Levy était la gentillesse personnifiée. Quelques semaines plus tard, à la grande surprise générale, sa mère était en rémission et avait même pu prendre le chemin de la maison. Voilà vingt-quatre ans que cette histoire était passée. Si beaucoup de monde avait oublié les terribles semaines que Victoria Levy avait passée, sa fille, elle n’avait jamais oublié le pacte qu’elle avait fait avec D. cette nuit-là. Tout ce qui lui arrivait dans la vie, elle ponctuait toujours ses phrases par. « Si c’est ce que D. veut ». Dans les bons comme dans les mauvais moments, jamais elle ne se plaignait de rien ou se montrait un jour de mauvais humeur… jusqu’à la mort d’Adolphe. Et dans ce début de soirée, tenant fermement la main de son mari décédé elle poussa un hurlement déchirant à l’encontre de D. : POURQUOI ? POURQUOI LUI ET PAS MOI ? CONSIDÈRE QU’À PARTIR DE MAINTENANT LE PACTE EST ROMPU…
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