J’en étais à ma troisième tasse de cappuccino quand mon papa me parla de son arrivée en Israël…
Quand je suis arrivé en Israël à l’âge de seize ans, j’ai eu tout d’abord un choc. Vu la façon dont mes frères et sœurs m’avaient décrit la terre Sainte, je ne sais pas vraiment à quoi je m’attendais, mais certainement pas à ces kilomètres et kilomètres de sable ainsi que cette chaleur écrasante.
Écoutant mes envies, qui étaient de devenir pilote d’avion, mes parents m’avaient inscrit dans une école d’aviation ou plutôt une base de formation aérienne. À ce propos, dans ma famille, nous pensions tous que Mira, ma sœur allait être une parfaite hôtesse de l’air. En réalité, ce ne fut absolument pas le cas puisque, encore aujourd’hui, elle travaille activement dans un Kibboutz dati, Le Kibboutz Lavi. (Il se situe près de la ville de Tibériade). Pour ma part, le plus dur avait été d’atterrir dans un internat ou je ne connaissais personne, avec une absence totale de repères.
Considérant que nous avions un bon niveau d’Hébreu de par notre apprentissage au Maroc, mes parents avaient pensé que nous, les enfants, n’aurions pas à passer par la case Oulpan. Il est vrai que dans ma famille nous parlions tous plus ou moins l’hébreu, pour l’avoir étudié à travers les textes rabbiniques, sauf que personne n’avait cru bon de nous préciser que notre hébreu version biblique, était très loin de l’hébreu version moderne avec lequelle tout le monde s’exprimait. Chaque fois que je me mettais à parler, j’étais la risée de tous mes camarades. Autant te dire que mon adaptation dans ce nouvel environnement fut un tantinet laborieuse. Cependant même si cela n’a pas été facile, j’y ai survécu. Je m’étais accroché à cette ambition, ce doux rêve qu’un jour je deviendrai pilote.
Ce qui prouve, ma fille, qu’à cette époque, je vivais sur une autre planète : Croire qu’un beau matin, moi, le petit marocain tout maigrelet allait piloter des avions dans l’une des plus grande armée du monde !
Résultat, j’ai effectivement travaillé dans les avions, mais pas pour les piloter. Mon travail consistait à faire en sorte qu’ils volent. Je suis ainsi devenu, comme tu le sais, mécanicien d’avions pendant six ans. Eh oui, ton père réparait les avions, la main dans le cambouis. Je t’avoue que j’ai détesté ce métier ! Oui, je l’ai détesté du plus profond de mon être. Cependant, je ne me suis jamais posé trop de questions et j’ai avancé, affrontant la vie, année après année.
Tout allait plus ou moins bien jusqu’à ce que la guerre de Kippour éclate en 1973. Nos ennemis ne pensaient qu’à faire couler notre sang, en revendiquant notre terre, en prenant leur revanche sur leur défaite passée.
Même si c’était bel et bien la guerre, compte tenu de mon jeune âge, à peine dix-huit ans (ou etait-ce seize ? c’est une histoire pour un autre jour) j’étais totalement inconscient de la gravité de la situation dans laquelle Israël se trouvait. Je ne connaissais pas les secrets de la guerre et ne savais pas non plus comment me comporter dans une telle situation.
Ainsi, en toute insouciance, juste après la journée de Kippour, je m’étais présenté à la base aérienne, le lendemain, un peu les mains dans les poches. Presque en sifflotant, alors que la vieille tout le monde était mobilisé, en état d’alerte maximale.
Cette insouciance, ou plutôt cette ignorance a failli me coûter la cour martiale ! Comme d’ailleurs plusieurs autres marocains, qui, comme moi, ne s’étaient pas présentés à la base militaire à la seconde où la guerre avait été déclarée.
Je fus immédiatement mobilisé dans le Sinaï pour deux semaines entières afin de réparer les avions.
Dès que mes supérieurs m’avaient donné l’ordre de m’y rendre, j’étais parti récupérer en vitesse mon paquetage, sans prendre le temps d’en vérifier son contenu. Nous étions arrivés sur place sur les coups des deux heures du matin. On nous avait demandé de choisir un des lits de camps encore disponible dans la base. Machinalement, j’avais ouvert mon baluchon et avais trouvé deux draps blancs Nickel qui revenaient fraichement de la blanchisserie. Machinalement et malgré l’heure tardive, je m’étais mis à faire soigneusement mon lit avant de m’y coucher. À mon réveil, j’avais eu cette impression d’être dans « Blanche neige et les sept nains » car tous les soldats présents s’étaient attroupés afin d’admirer « ce héros » qui en pleine guerre, avait eu le temps de penser à prendre ses draps, qui plus est, propres ! Pendant tout le séjour dans le Sinaï, on m’avait surnommé « le soldat aux draps immaculés ».
Ça c’était pour l’anecdote amusante ! En revanche, cet épisode de ma vie m’a permis de comprendre à quel point la différence de mentalité entre les israéliens et les juifs du Maroc était grande !
Dans le Sinaï, on m’avait mis à la tête d’un groupe de travail destiné à limiter les dégats de guerre, côté aviation. Nous étions face à un énorme problème : la moitié de la flotte israélienne avait été touchée, et était, en conséquence, hors d’usage car les missiles envoyés par l’ennemi, parvenaient à toucher directement le moteur des avions. J’avais sous mes ordres quatre personnes choisies pour trouver une solution immédiate afin que les moteurs soient le moins endommagés possible. Je fus ainsi l’un des premiers à avoir crée des prototypes permettant de protéger les moteurs des missiles. Ce qui m’a valu une médaille que l’on m’a remise après la guerre.
Pendant toute la durée de cette opération, avant le travail qui m’a été demandé, existait une vive divergence dans la façon de voir les choses entre nous : d’une part, les juifs marocains, repliés sur eux-même dans le Mellah de Mekness (+/- un ghetto) et ainsi très attachés à certaines valeurs et à la pratique du judaïsme, et les israéliens autochtones, qui avaient été éduqué dans un judaisme decompléxé et fier. Cette liberté d’expression, cette façon de vivre, de penser, faisait que le système était complètement différent de ce que j’avais connu jusque-là. Au Maroc, un enfant n’avait pas son mot à dire face à son maître, sous peine de correction immediate, alors qu’un enfant israélien, a toujours eu le droit de dire à haute voix ce qu’il pensait, au risque même d’influencer voire de convaincre le professeur. Cette liberté a permis à Tsahal, pleinement consciente de mes origines, de me donner ma chance, en écoutant ce que j’avais à dire. Elle n’a pas hésité à prendre en compte ce que j’avais à dire sur un sujet aussi important. Mes supérieurs avaient pleinement confiance en mes agissements ! Cette constatation a eu, par la suite, une grande influence sur mon travail avec les enfants au sein du Service Éducatif dans lequel j’ai travaillé de nombreuses années, avant d’atterrir au Service des Conversions. Mais on reviendra sur ces séquences de ma vie plus tard.
Au bout de six ans, j’avais décidé de prendre quelques jours de vacances en France pour rendre visite à mon grand frère. Marié, avec des enfants, il était déjà installé et bien établi. J’avais déjà entendu parler de la France dans ma jeunesse car j’avais lu plusieurs livres sur ce pays. Mais ce que j’ai apprécié en arrivant, ce fut la découverte totale d’un nouveau pays, d’une nouvelle culture très riche sur bien des points. C’était aussi la première fois en six ans que je prenais des vacances.
Mon grand frère occupait le poste de Rabbin dans la communauté de Meudon-la-forêt. De par sa fonction, il était animateur dans des centres aérés. Dès mon arrivée, il m’a tout de suite proposé de travailler avec lui pour me faire un peu d’argent de poche. J’ai travaillé au centre aéré comme moniteur pendant toute la période de mes vacances qui ont duré un mois et demi. Et là, ce fut la grande révélation. Malgré le fait que je n’avais jamais été animateur, le contact avec les enfants avait été magique.
Dans la foulée, je venais de découvrir ma future vocation : celle de Rabbin.
Le 5 novembre 1976, à vingt-quatre ans je quittais Israël et mon métier de mécanicien d’avion, pour venir en France, afin d’intégrer l’école rabbinique et apporter ainsi ma contribution à la jeunesse juive française. Pendant mon séjour, je m’étais rendu compte que les enfants issus des écoles laïques parisiennes manquaient cruellement de connaissance. Ils ne connaissaient pas grand-chose au judaïsme. La plupart ne faisait même pas le Kiddouch le Chabbat.
J’avais un grand besoin de transmission envers les futures générations. Toutes ces âmes juives avaient besoin de moi. C’est ce qui m’avait poussé à m’installer en France, à choisir la fonction de rabbin afin d’organiser des centres aérés.
Je sais ce que tu te dis : Étais-je obligé de devenir Rabbin pour faire carrière dans l’animation ? Il est vrai que j’aurais très bien pu me contenter de devenir directeur de colonies de vacances, excepté que j’étais persuadé du fait que les deux étaient indissociables. Je crois qu’au fond, je voulais suivre l’exemple de mon frère que j’avais comme modèle de réussite.
Une fois ma décision prise, il a été facile pour moi de reprendre mes études et passer le BAFA ainsi que Le BAFD (pour avoir le statut de directeur dans l’animation). Par ailleurs, comme mon frère, je m’étais inscrit à l’école Rabbinique de Vauquelin.
Note de l’auteur concernant le grand frère de mon papa : nous le nommerons celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer le nom,
car comme dans toutes les familles, il y a des histoires qui deviennent une légende ! Certaines sont tellement vielles que l’on ne se rappelle même plus du motif de la discorde. Telle une sorte d’héritage, on se doit de rester chacun dans son camp ! Avec le recul, même quand vous essayez de faire votre enquête en essayant de rassembler les morceaux de la querelle, même si les raisons restent absurdes, vous découvrez en évoquant le sujet que cela déclenche, même après toutes ces années, de vives émotions. Il n’y a aucune logique !
La perte de mes grands-parents n’a pas arrangé les choses entre mon papa et mon oncle. Bien au contraire. Je vous fais grâce des deux heures passées pour m’expliquer de nouveau, les dessous de l’affaire.
Bref.
Le SIF, séminaire israélite français, de la rue Vauquelin forme depuis près d’un siècle les rabbins. Il existe ce type d’école en Israël et aux États-Unis. Au programme, nous avions de la philosophie « française et l’étude des auteurs français. J’ai dû beaucoup travailler car mon niveau de français n’était pas au top. Pour intégrer cette école, il faut avoir au minimum le Baccalauréat. Aucune étude de psychologie n’est au programme. En somme, avec une bonne dose de motivation, n’importe qui peut devenir rabbin. Après c’est comme dans tous les métiers, il y a des bons et des moins bons Rabbins. Si je me base sur ma carrière, je dirais que celui qui comprend les besoins de sa communauté, en distinguant bien les attentes d’une communauté parisienne, de celles d’une provinciale, qui n’ont absolument pas le même fonctionnement, a toutes les chances d’être fait pour ce poste. Si le Rabbin ne se montre pas tolérant envers ceux qui fréquentent (ou pas) sa synagogue, par définition, il ne peut pas être un bon rabbin car la qualité première de la fonction c’est d’aimer l’autre sincèrement et de tout son cœur. Être aussi dévoue à l’autre, à sa communauté sans compter ses heures.
Le dommage collatéral de cette passion pour aider l’être humain est souvent au détriment envers sa famille.
Comme tu le sais, ma fille, je n’ai pas été un père très présent lorsque vous étiez petits. Heureusement que ta mère, Echet Haiil était là. J’étais toujours à courir à droite à gauche, à des horaires impossibles. Le Chabbat aurait pu être un jour dédié à vous, à ma famille qui étiez mon équilibre qui me permettait de donner mon temps et mes conseils aux autres. Mais cette place que j’aurais dû exclusivement vous laisser a été engloutie par nos invités à la table du Chabbat. Nous n’étions jamais seuls, car ma vie publique et ma vie professionnelle ont toujours été étroitement liées au détriment de ma femme aussi. Pour recevoir autant de personnes à la maison, la femme d’un Rabbin devient implicitement au service de la communauté.
L’une des seules satisfactions qui m’a toujours fasciné chez vous, mes enfants, et que je retiens de toutes ces années très intenses envahies par les autres, c’est que je ne vous ai jamais entendus rechigner à donner votre lit. Quitte à dormir sur un canapé ou serrés les uns sur les autres.
Ce principe d’hospitalité a été un cadeau de vie. Cela me console un peu car dès que j’ai quitté, il y a quelques temps cette spirale professionnelle, j’ai pris conscience des conditions que j’imposais à ma famille, dûes à mon travail.
Maintenant, il est certain que pour occuper cette fonction, il faut un minimum être pratiquant. Personnellement, comme la plupart des meknassi je viens d’une famille assez religieuse. Dès notre plus jeune âge, avec mon père, on assistait aux offices du Chabbat. Manger cacher était quelque chose de naturel. Il n’y avait aucune question à se poser.
En ce qui concerne la Nidda concernant mes parents, aucun de mes neuf frères et sœurs n’avions été au courant de quoi que ce soit. Pourtant nous habitions dans un deux pièces. Nous ne nous sommes jamais aperçus de rien, ni lorsque ma mère se rendait au Mikvé.
Encore aujourd’hui, ta grand-mère pour moi, représente dans mon cœur la définition même de la femme vaillante, et discrète que la Torah décrit.
Malgré la différence de culture entre ma mère et mon père, jamais elle n’a rabaissé mon père, d’une quelconque façon alors qu’elle était très cultivée. Sa priorité était de respecter son mari. Est-ce que le respect qu’on a envers son mari et sa femme est là, l’un des secrets d’un mariage qui dure : évidement que oui ! Nous avons besoin de voir dans les yeux de son conjoint, une certaine brillance, une admiration pour le travail que l’autre accomplit, (même s’il n’est pas comme on le souhaiterait !)
Tu m’as plusieurs fois posé la question, à savoir si mes parents au cours de leur mariage avaient été heureux ?
De nos jours, on parle beaucoup de cette notion « être heureux ». Avoir un bon Chalom Baiit, travailler sur son couple au quotidien, ne pas se laisser trop happer par son travail, par l’éducation des enfants, par la technologie et les soucis qui vont avec, qui sont des problèmes très récents finalement.
Le paradoxe à toute cette notion « d’être absolument heureux » c’est qu’il n’y a jamais eu autant de divorces. Rien que la semaine dernière, un de mes collègues du consistoire me racontait que le nombre de divorce a dépassé le nombre de mariage ! C’est un fait étrange, qui donne matière à la réflexion. Non pas que dans la génération de mes parents, il n’y avait pas de divorces mais dans quels cas ?
Figure-toi que les problèmes ont sérieusement commencé quand les maris ont commencé à travailler dans des milieux non-juif.
Mais pour répondre à ta question : est que mes parents ont été heureux, je te répondrais : avaient-ils seulement le temps…
Quand on fondait un foyer, on ne pouvait pas se permettre de penser à autre chose qu’à élever ses enfants. Ma mère se levait tous les matins à 5h et ne se couchait pas avant minuit et cela pratiquement tous les jours de vie. Elle s’occupait de chacun d’entre nous, elle faisait ses prières, ses psaumes, préparer les repas, s’occuper des devoirs mais son rôle le plus important était de garder l’unité. La responsabilité de l’unité de la famille était plus forte que tout.
N’oublie pas que nous étions après la guerre, les gens se remettaient à peine de leurs émotions. Le traumatisme de la guerre faisait que les gens ne pensaient pas à divorcer. On se reconstruisait de l’intérieur pour essayer d’y arriver à l’extérieur. Le monde juif avait subi une catastrophe et il fallait reconstruire petit à petit la vie juive, les boucheries Cachères, les écoles juives, les synagogues, les Mikvaot. Votre génération est venue sans les conséquences dramatiques de la guerre !
Parfois, quand je suis en consultation par téléphone ou de visu, que j’entends pendant des heures et des heures des couples se déchirer, s’insulter, se maudire l’un et l’autre, je me demande avec effroi, non sans un certain pessimisme s’il ne faut pas une guerre pour que les gens recommencent à s’aimer tels qu’ils sont… tout simplement.
Vas nous faire une autre tasse de café, car je dois te parler de mes premières années en tant que Rabbin des communautés en province, avec des histoires aussi extraordinaires qu’enrichissantes…
La suite la semaine prochaine. À lundi pour ma chronique. Bisous
Pour m’écrire : junesdavis55@gmail.com.