Chapitre 1
Papi Samuel et moi
Depuis qu’il est parti, pas un jour ne passe sans que je pense à lui. Je vis en permanence avec le souvenir de mon grand-père, Samuel Breitman. Chaque fois que je suis indécise, je me pose toujours la même question :
– Qu’est-ce que Papi Samuel aurait pensé de tout ça ?
Lui, le héros de mon enfance et du début de mon adolescence, chez qui j’avais trouvé refuge et vécu les plus beaux moments dont une petite fille puisse rêver. Aussi loin que je m’en souvienne, c’est lui qui venait me chercher tous les jours après l’école. Il m’apportait des viennoiseries de la boulangerie d’en face, qu’il empaquetait toujours dans ce même sac en tissu avec écrit : « wolność », qui veut dire liberté en polonais.
Vers la fin de sa vie, malgré le fait qu’il eût besoin d’une canne pour se déplacer, il marchait encore à une cadence folle. Je n’ai jamais su si c’était moi qui avais des jambes trop courtes, ou si c’était son mètre quatre-vingt-dix qui lui donnait des enjambées aussi phénoménales. C’est son corps robuste et son esprit vif qui avaient réussi à le sauver du pire. Et quand j’emploie le mot pire, c’est un euphémisme face à l’horreur qu’il avait vécue. Son numéro d’immatriculation tatoué sur son avant-bras en était la preuve irréfutable. Nous n’en avons jamais parlé ouvertement, tout était dans les non-dits. Parfois, lorsque j’étais en train de dessiner par terre, devant sa table basse qui trônait au milieu du salon, il m’arrivait de percevoir des bribes de sa vie à travers ses yeux humides perdus dans une autre époque. Ses yeux bleus d’une couleur envoûtante tentaient de m’expliquer des tas de choses, peut-être avec l’espoir que j’arrive à percevoir ce que sa bouche n’a jamais vraiment réussi à formuler.
Comment expliquer l’inexplicable ? Lui qui est né dans les plus sombres années que le XXème siècle ait connues, me prouvera que l’on peut naître à la bonne époque, mais pas avec les bons parents.
C’est Papi Sam comme je l’appelais, qui m’a mis vers l’âge de deux ans mon premier crayon dans la main. Dans ma petite enfance, j’ai eu du mal à parler, à m’exprimer correctement. Je souffrais d’un bégaiement atroce, qui a été corrigé à l’aide de séances intensives d’orthophonie. Toutes mes maîtresses de maternelle s’inquiétaient chacune à leur tour de mon évolution neurologique, surtout madame Dubeau, l’enseignante de ma dernière année de maternelle, qui n’avait jamais entendu le son de ma voix. Celle-ci avait tenté en vain de contacter mes parents pour leur parler de ce problème, mais tout comme les autres avant elle, elle avait dû se tourner vers Papi Sam. C’est lui qui était en charge de ce genre de choses me concernant. Notre médecin de famille, Docteur Lillois, ami de longue date de mon grand-père, lui avait vivement conseillé de me trouver une forme de communication autre que la parole. Il est clair que cela avait pas mal freiné ma sociabilité avec les autres enfants, ce qui avec l’âge m’avait rendue plutôt solitaire, certains iront jusqu’à dire mystérieuse.
Papi a veillé à mon entière éducation. Il a toujours considéré mes « obstacles » comme une bénédiction de D. Il est vrai que sans « eux », et sans papi, je n’aurais jamais développé ce don pour le dessin. Mon prof particulier, qui avait été directeur de l’école des beaux-arts de Paris, affirmait à mon grand-père que mon coup de crayon était très recherché.
Je peux vous dessiner n’importe quel paysage, personne, ou objet dans ses moindres détails, en donnant l’impression que tout prend vie. À force d’affuter cet art, à huit ans, j’avais déjà remporté un concours pour la meilleure reproduction de la célèbre Joconde de Leonard de Vinci.
Mis à part ce côté artistique hérité de Papi Sam, je suis une femme on ne peut plus normale, voire ennuyeuse au possible. Je n’ai hélas pas grand-chose d’autre à mettre en avant.
De plus, je n’ai aucun mérite à tirer de ce don, car c’était Papi, le grand artiste de la famille.
Avant la guerre, en Pologne, Samuel Breitman était un éminent violoniste, qui donnait des représentations un peu partout dans le pays.
Toute sa vie durant, Papi avait essayé de me transmettre cette fibre artistique mais pas seulement, il m’avait toujours appris à être aussi honnête que possible avec les autres et avec moi-même. Ce qui a eu pour conséquence une incapacité à mentir ou à tricher sans que mon visage ne me trahisse.
Papi Sam me racontait souvent que lui aussi aurait aimé ne pas être autant à découvert, ça lui aurait épargné bien des souffrances inutiles. Avant d’être transféré en 1944 au camp de concentration d’Auschwitz, situé à une cinquantaine de kilomètres à l’ouest de Cracovie, il avait dû jouer pendant quatre ans au service d’un officier SS, qui donnait toutes les semaines des réceptions pour la noblesse allemande qui était de passage en Pologne.
Au fil du temps, une relation particulière de fascination mêlée à de la jalousie, s’était tissée entre les deux hommes. Son bourreau, bien que souvent cruel avec lui, l’avait sauvé d’une mort certaine, qui avait emporté le reste de sa famille dès le début de la guerre.
Durant la guerre, et pendant les journées qui défilaient comme un cauchemar sans fin, son esprit était trop occupé à survivre pour se lamenter ou penser à quoi que ce soit d’autre. Tandis qu’à la nuit tombée, quand il était allongé dans son « lit », qui n’était en réalité qu’une planche en bois à partager avec les autres prisonniers et la vermine, il se revoyait jouer et danser avec son épouse lors des fêtes populaires.
Papi m’a toujours appris que quelque soit l’endroit où l’on se trouve, même dans les pires situations que l’on est amené à vivre, il faut arriver à créer un refuge dans sa tête, pour ne pas sombrer dans les limbes de la folie humaine. Pendant près de six ans, il s’était accroché de toutes ses forces au sourire de sa première femme : Roza Breitman, née Steinberg.
Après le 27 Janvier 1945, date de la libération du camp, Samuel avait recherché de toutes ses forces Roza, ses sœurs, ses frères, et ses parents. Il avait vite compris qu’il était le seul survivant de toute la famille Breitman.
De ce fait, il avait quitté la Pologne pour aller s’installer en France, en emportant avec lui le seul bien qui lui restait : son violon, un Stradivarius, qu’il avait récupéré dans de mystérieuses circonstances.
Son père lui avait toujours dit qu’une cousine à lui vivait à Paris.
Peu de temps après son arrivée dans la capitale, avec un flair et une ingéniosité hors pair, il avait réussi à retrouver la cousine de son père à l’aide de son nom de jeune fille. Elle et son mari l’avaient accueilli à bras ouverts. Il avait vécu quelques mois chez eux, et une fois qu’il avait eu assez d’argent, il s’était installé dans le quartier des luthiers, pour avoir toujours un professionnel à portée de main pour réparer le seul souvenir qui lui restait de sa première épouse.
Samuel savait qu’il aurait pu le revendre à un prix colossal, mais il n’avait jamais voulu s’en séparer, car c’était les parents de Roza, des gens très aisés de la haute bourgeoisie polonaise, qui le lui avaient offert comme cadeau de mariage.
Il avait préféré utiliser ses mains, non pas pour continuer son métier de musicien, mais pour reconstruire ce qui avait été détruit, comme les différents lieux culturels parisiens amochés par les bombardements. Papi Sam avait travaillé sur des sites limitrophes à Paris, tels que la façade de la basilique, qui abrite la nécropole des rois de France, et des tas d’autres monuments.
Un jour où il allait travailler sur un chantier près du château de Versailles, il avait fait la connaissance de Jeannine anciennement Grünberg, devenue Guimbert. Elle était l’assistante d’un architecte, et était venue vérifier l’avancement des travaux. Cette petite brune remplie de joie de vivre, qui avait beaucoup d’humour, et dotée d’un culot monstre, avait invité Samuel au dancing le soir même. Elle avait craqué pour cet homme au regard aussi beau que mélancolique, et les muscles qui dépassaient de son débardeur mouillé devaient y être aussi pour quelque chose. Il avait immédiatement dit oui à sa demande, et avec amusement, il avait pensé très fort : « elle aura assez de joie de vivre pour nous deux ! ».
Toute la question était de savoir si l’on peut réussir à être heureux quand on a connu le pire de l’humanité. Tout porte à croire que oui. Les années qu’il avait vécues auprès de Jeannine, ma grand-mère que je n’ai jamais connue, ont été une victoire sur la vie !
Papi me répétait cette phrase étrange que j’avais du mal à saisir étant petite, mais qui m’est restée :
« Peu importe ce que tu vis, ma petite Suzy, tu auras besoin de rire et d’être heureuse quelques minutes dans la journée, parfois plus, car sans cela, tu peux vite sombrer dans les ténèbres et la tristesse dans lesquels l’esprit malin prendra plaisir à t’enrôler, jusqu’à ce que la mort vienne te délivrer ».
Malheureusement, Jeannine était partie rejoindre Roza quand elle a donné naissance à mon père, Henry Breitman. Elle avait rendu son dernier souffle en souriant face à la beauté de son nourrisson, qu’elle n’aura jamais la chance de voir grandir.
C’est Samuel qui, avec beaucoup de courage comme toujours, s’était relevé de son deuil, et avait élevé son fils. Il avait immédiatement écarté l’idée de se remarier une troisième fois, alors que les occasions s’étaient présentées à plusieurs reprises. Étant devenu veuf à deux reprises, et prenant en compte le chagrin que cela lui avait posé, il avait préféré se consacrer totalement à son fils, et plus tard, à moi.
C’était avec une certaine évidence que mes parents, unis pour une fois, m’avaient donnée en charge à mon grand-père. Après tout, il avait été un père célibataire, et avait l’habitude de gérer ces choses-là, malgré son âge avancé.
Avec toutes ces informations, il serait grand temps que je me présente :
Je m’appelle Elisabeth Breitman, mais tout le monde m’appelle par mon deuxième prénom, Suzy. Je suis la fille d’Alice Weinberg, ancien top model américain des années 90, et de Henry Breitman, coureur automobile professionnel, et coureur de jupons dans le privé !
Mes parents s’étaient dit oui en toute intimité, il y a tout juste une vingtaine d’années, un peu avant que mon père ne remporte sa première coupe. Ils s’étaient promis mutuellement amour et fidélité, jusqu’à ce que la mort les sépare. Ce fut plutôt jusqu’à ce que mon père fasse la connaissance des jambes de cette hôtesse de l’air pendant l’un de ses multiples voyages, ainsi que de toutes les autres jambes féminines qui ont croisé son chemin par la suite. Si je ne me trompe pas, cela doit faire environ quatre ans que je ne les ai pas vus réunis dans la même pièce tous les deux.
J’entretiens avec Henry des relations en pointillé. Il m’arrive de ne pas avoir de ses nouvelles pendant plus de six mois d’affilée, sans que j’éprouve le moindre manque. La seule chose qui nous lie réellement est ce même sang qui coule dans nos veines, ainsi que son père, que je considère encore aujourd’hui comme le mien, le vrai.
Quand Henry appelait à la maison sur le téléphone fixe de Papi, il en profitait pour faire d’une pierre deux coups : prendre des nouvelles de son géniteur et de sa progéniture. Il lui arrivait de temps en temps de se rappeler qu’il avait participé à ma mise au monde. Ses voyages à répétition vers les quatre coins du monde, étaient une preuve tangible qu’il fuyait ses responsabilités de part et d’autre.
Pourtant, dans les débuts de leur relation, avec ma mère, ils avaient formé un duo des plus chics. Alice, dotée d’une grande beauté, et Henry, ce beau sportif, auraient pu avoir une vie des plus parfaites. Ils se sont aimés au premier coup d’œil, par un matin de mai. Il se sont mariés une nuit d’été, et neuf mois plus tard, j’étais là, comme le parfait témoin de cet amour trop intense, trop passionné, trop… irréfléchi. Leur histoire aurait pu finir aussi vite qu’elle avait commencé, si je n’avais pas été ce dommage collatéral. Résultat : j’étais malheureusement un parfait mélange de mes deux parents, comme un rappel constant de leur amour erroné du passé.
J’avais les cheveux fins de ma mère, de la même couleur châtain que ceux de mon père. J’avais les yeux verts d’Henry, de la forme de ceux d’Alice. J’avais le nez aquilin, signature des Breitman, et le corps fin des Weinberg.
La liste de toutes mes ressemblances avec mes géniteurs est tellement longue, qu’il vaut mieux que je vous l’épargne. Elle aurait pu être célébrée si je n’étais pas née au beau milieu de ce chaos d’ex-amoureux.
Grâce à l’amour inconditionnel de Papi Sam, j’ai compris que je n’étais en rien responsable de tout le merdier de mes parents. Il avait réussi à me convaincre que ma naissance n’était en rien la cause de leur violent divorce.
Faut dire que ma mère n’a jamais su comment se comporter avec les hommes qui ont défilé dans sa vie. C’est à se demander si le problème venait de la différence flagrante de culture entre ses amants français et elle, ou si c’était mon père qui l’avait dégoutée de la gente masculine dans son ensemble.
À force d’entendre de la bouche d’Alice (je n’avais pas pu l’appeler maman, car elle n’en méritait pas le titre) qu’il ne fallait jamais, au grand jamais, faire confiance aux hommes, j’étais arrivée à la conclusion que se mettre dans des états déplorables pour un homme comme Alice le faisait, n’en valait pas la peine. Avec elle, tout virait tout le temps au drame.
Lorsque je vivais chez Papi et qu’elle me rendait visite, c’était généralement pour me raconter ses déboires avec à chaque fois la même intensité, et pleurer sur mes épaules de petite fille. Souvent, je la taquinais en commençant mes phrases par :
– What is your drama today ? Quel est ton drame aujourd’hui ?
Avec le temps, il nous arrive de plaisanter toutes les deux sur cette facette de sa personnalité. À force de devoir tout le temps la rassurer sur tout, j’ai eu une partie de mon enfance bousillée. Après chaque rupture, dans un état proche de l’épave, assommée par des tonnes d’antidépresseurs qu’elle s’enfilait comme on avalerait des bonbons à la menthe, elle fonçait chez Papi et moi. Alice pouvait rester des jours et des jours sur le canapé à pleurer sur son sort, jusqu’à ce que Papi lui demande gentiment de repartir dans son nid pour nous laisser en paix.
Encore enfant, il m’arrivait de penser que j’aurais bien aimé grandir entourée de frères et sœurs dans une famille aimante. Sauf qu’en grandissant, je m’étais dit qu’au final, mes géniteurs avait pris la seule décision intelligente de leur union : celle de ne pas se reproduire en masse, car un modèle suffisait amplement.
Quand je me faisais cette réflexion à voix haute, Papi Sam me regardait tendrement, et me disait :
– Tss, tss, ma petite fille, cesse de dire des sottises. Ton sourire est une bénédiction pour mes yeux et mon âme. D. a voulu que je reste encore en vie pour être auprès de toi, et t’apprendre que l’amour a bien des visages. Celui de tes parents n’est pas le plus gracieux, mais ils ont dû s’aimer très fort pour faire une aussi jolie petite fille que toi.
Généralement, je sautais sur ses genoux, et l’entourais de mes bras avec force. Il riait et me mettait en garde :
– Stop, stop ! Tu vas finir par me rompre les os ! Va vite chercher ta trousse à pastels, et dessine-moi plutôt ce que tu ressens.
Il savait très bien que lorsque j’étais heureuse, contrairement à d’habitude, où je me contentais d’utiliser mon crayon à papier gris-terne, c’était une explosion de couleurs qui allait prendre vie sur le papier.
Une fois ma tâche terminée, je savais que j’avais droit à la plus belle des récompenses : Papi Sam allait chercher dans le buffet de la salle à manger son fameux Stradivarius, qu’il ne sortait qu’en de très rares occasions.
Il manipulait son violon comme si c’était la chose la plus délicate au monde. Il y avait toute une cérémonie quand il le sortait de son étui en velours violet. Il prenait doucement son archet, et calait son instrument dans les plis de son cou. Il fermait les yeux, et prenait une profonde respiration, tandis que moi je retenais mon souffle jusqu’à ce que résonne une mélodie lente et délicieuse pour mes oreilles. Il m’arrivait de le regarder à la dérobée, et d’apercevoir des larmes couler à travers ses yeux clos.
Même en tant que petite fille, j’avais conscience qu’il jouait pour moi, et pour tous ceux qu’on lui avait arrachés trop tôt, ceux qui composaient à jamais les fragments de son cœur.
Si je me concentrais vraiment très fort, et en ayant conscience de ma chance d’être la seule spectatrice, je pouvais sentir des ondes qui dansaient autour de nous dans ce minuscule appartement.
Ses doigts étaient toujours aussi vigoureux, même après quatre-vingts ans et des poussières. Quand il jouait, il dégageait un charisme fou qui le rendait hypnotique.
Écouter le grand Samuel Breitman était un moment unique qui vous transportait dans un autre monde, où régnait la sérénité. Le temps était comme suspendu, ce qui laissait place à une complicité inébranlable qui nous unissait pour toujours.
J’ai vécu quasi seule avec lui jusqu’à l’âge de douze ans. C’est moi qui me suis occupée de lui durant la dernière année de sa vie. Même si j’étais jeune, rester près de l’homme qui m’avait fait grandir était la chose qui avait le plus de sens. Sa maladie due à son âge avancé l’avait rendu beaucoup plus menu. À mesure où celle-ci prenait du terrain sur son corps, Samuel devenait un très vieux monsieur, qui attendait que la mort vienne le délivrer. Quand j’avais senti que c’était la fin, j’avais tenté d’appeler Alice à son appartement, mais son téléphone fixe sonnait dans le vide. En désespoir de cause, j’avais immédiatement essayé de joindre Henry, mais sans surprise, j’étais tombée sur sa boite vocale. Prenant mon air le plus grave, j’avais sonné à la loge de la gardienne, et avais expliqué que Monsieur Breitman avait du mal à respirer. Madame Leroux avait su quoi faire en appelant les pompiers. Pendant la durée de l’évacuation de Papi vers l’hôpital le plus proche, la concierge, qui sentait le chat moisi, ne cessait de me prendre dans ses bras et de répéter à qui voulait l’entendre, faisant comme si je n’existais pas :
– Pauvre petite ! Elle est venue me chercher complètement paniquée. Heureusement que j’étais là, va ! Seule avec un vieux croulant ! Comment elle aurait fait ?
J’avais supporté ces mots en sachant qu’elle mentait, car si effectivement, j’étais venue la trouver, je n’étais absolument pas paniquée. Même si je ne savais pas trop ce que voulaient dire les mots « vieux croulant », je savais que ce n’étaient pas ceux qui représentaient mon grand-père.
Cinq heures plus tard, sa mort avait été aussi digne que sa vie. Il n’y avait pas eu d’agonie, il était parti dans son sommeil rejoindre enfin ceux qu’il lui tardait de revoir. J’avais veillé toute la nuit, en attendant le rabbin qui devait s’occuper de la partie religieuse. Je n’avais aucune connaissance dans ce domaine, et c’était la première fois que j’entendais le mot rabbin. Vers neuf heures du matin, les infirmières, troublées par ma maturité, m’avaient priée de leur communiquer le numéro de mes parents. Si personne ne se manifestait, c’était l’assistance publique qui devrait prendre le relais car j’étais mineure. Heureusement que dès le premier appel, Alice avait compris qu’elle devait pour une fois jouer son rôle de mère, et venir me chercher au plus vite.
Bien évidemment, lors de son arrivée, elle n’avait pas pu s’empêcher de se donner en spectacle en pleurant à chaudes larmes et en criant :
– C’est terrible ! C’est terrible ! Samuel, comment allons-nous faire sans toi ? Je t’aimais tellement.
En se mouchant de façon totalement théâtrale et disproportionnée.
J’avais honte d’elle, tellement honte, que ma profonde tristesse se transforma en colère contre son évident égoïsme, qui devenait à mes yeux une réelle pathologie. Jusque-là, j’avais toujours supporté son trait de caractère, que j’aurais pu haïr si Papi ne m’avait pas entrainée à avoir de l’empathie pour elle et les autres. Devant son corps, la douleur que je ressentais au creux de ma poitrine était trop forte ! Plus Alice pleurait, plus elle entraînait avec elle ma souffrance. En la fixant, je ne ressentais qu’injustice.
L’amour d’elle-même qu’elle ressentait en permanence depuis ma naissance, avait outrepassé mes limites, si bien que j’avais hurlé :
– Tu TU TU TU…VAS…VAS… VAS…t’arrêter !
Avec horreur, j’avais découvert en même temps que ma mère, qui avait arrêté instantanément ses larmes de crocodile, que mon vieux bégaiement était revenu. De honte et de rage, j’avais ravalé ma bile, et m’était promis que dès qu’il me serait possible, je partirais loin, très loin de chez elle.
Le jour de l’enterrement de mon grand-père, dans ce cimetière juif, il pleuvait fort. Mon père était rentré d’un voyage à Bali la veille au soir. À la fin de la cérémonie mortuaire, le Rabbin avait pris Henry à part, pour lui expliquer qu’en tant que fils, il devait faire ce qu’il appelait : les Shiva, les sept jours de deuil qui incombent aux enfants et aux conjoints du défunt. Mon père avait haussé les épaules, et avait donné une enveloppe au rabbin, en lui disant :
– Je suis certain que cela peut s’arranger. Mon père et moi-même n’étions pas des gens religieux. L’interdiction de boire du vin non cacher est la seule loi juive que mon père m’a demandé de respecter.
Tandis que je rentrais tête baissée et valise à la main habiter chez Alice, je retenais cette dernière recommandation de la part de Papi, sans savoir qu’elle allait être le déclencheur de mon destin.
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À lundi !