Quand je deviens Rabbin de communautés…
Lorsque le directeur de l’école rabbinique de Vauquelin, a bien voulu m’accepter au sein de son établissement, j’ai tout de suite intégré l’internat et commencé. Ma situation était assez particulière, étant donné que j’étais le plus vieux des étudiants. Eh oui, vu mon parcours atypique, je me démarquais dans l’histoire de cette institution. Quitter Israël pour être formé en France afin d’y exercer le métier de rabbin était étrange.
Pendant ces cinq ans de séminaire, j’ai côtoyé, au quotidien, les futurs dirigeants de communauté notamment l’actuel grand rabbin de France, Haim Corchia, qui avait 15 ans à l’époque et passa son BAC, là-bas !
Une partie des élèves avait atterri au rabbinat de façon totalement fortuite. En effet, nombreux était ceux qui avaient commencé des études supérieures, afin de devenir médecin, avocat, philosophe, qu’ils avaient abandonné en cours de route. Ils s’étaient inscrit à cette formation de Rabbin un peu par hasard, disons le finalement… un peu comme moi.
Vers la fin de ma formation, j’ai rencontré ta mère et me suis très RAPIDEMENT marié avec elle. Tes sœurs et toi m’avaient souvent questionné sur la manière dont nous nous sommes rencontrés. C’était pratiquement de la même manière qu’un Chidouh, sauf que la Chathanite n’était pas une femme mais mon ami qui a le même patronyme que moi. Son épouse était amie avec ta mère. Le couple nous a présentés et au bout de quelques semaines nous passions sous la Houppa.
Hormis le côté scolaire de l’étude intensive de la Torah, le but de l’école a toujours été de préparer à une vie qui sera dédiée au judaïsme français, judaïsme spécial, voire unique au monde. En effet, le rabbin des communautés françaises se doit de comprendre les personnes qu’il a face à lui, à travers leur parcours et le courant qu’elles suivent. Il ne va pas à attendre le samedi matin pour leur faire la morale, au cours des serments hebdomadaires. La marque de fabrique des rabbins qui ont étudié à Vauquelin est de ne pas jouer le rôle du moralisateur de service et de savoir doser ses mots pour que le message de la Torah passe efficacement mais subtilement. À mon sens, le rôle du rabbin est de positiver constamment la présence du fidèle à la synagogue. Je peux affirmer à mon âge et avec tout ce que j’ai vu dans ma vie, qu’aucune école au monde n’a ce savoir-faire exceptionnel.
À ce sujet, il y a justement cette controverse qui fait rage au sein de certaines communautés :
–Si un homme vient en voiture chabbat à la Shoul, doit-on le réprimander ou au contraire voir uniquement le côté positif de la démarche et d’accepter le fait, déjà appréciable qu’il se déplace pour prier ?
Si je devais donner mon avis sur la question, la réponse à ce dilemme est claire : il ne faut surtout pas braquer la personne car sans elle, il n’y aurait probablement pas de Miniam. Bien entendu, je ne l’encouragerai jamais à prendre la voiture et à transgresser Chabbat mais si elle est déjà là, pourquoi lui faire la morale !?
À ce propos, cela me rappelle une anecdote qui date d’il y a quelques années. Un jour, à Rosh Hashana je me trouvais à Beauvais. Au bout d’un certain temps, nous ne pouvions toujours pas sortir le Sefer Torah car il n’y avait pas la présence nécessaire des dix hommes pour le faire. Les gens s’impatientaient alors j’expliquais la raison de cette longue attente. Et là, un homme sort son portable pour appeler du renfort. Choqué par le geste, je m’étais insurgé en lui disant qu’il avait perdu la tête de sortir son portable en plein Rosh Hashana ! Le type m’avait sorti d’un air interrogateur :
–Mais enfin Monsieur le Rabbin, vous voulez le Miniam ou pas ? Moi je fais ça, pour rendre service vous savez.
Ce jour-là, je m’étais remis en question et m’étais demandé s’il était réellement nécessaire de commencer à faire des remontrances dans ce genre de contexte !?
Cela dit, certains de mes confrères, par craindre de se retrouver devant ce genre de situation, refusent d’aller dans des communautés moins observatrices des lois par peur de voir leur propre niveau de judaïsme baisser ! Je compare toujours ces choix à une équipe de foot : Soit le joueur décide de la jouer perso sur le terrain, soit il pense en équipe quitte à mettre (pour un temps déterminé) ses ambitions personnelles de côté. Cela s’appelle avoir l’esprit d’équipe. Un Rabbin, c’est pareil : il doit voir les choses de manière globale pour le bien de la collectivité. Cette manière de penser, je l’ai acquise au cours de mon expérience au sein de la communauté juive de Caen. Là-bas, où il y avait un manque total de boucherie cachère, d’école juive, de vie juive en général, mais nous y reviendrons plus tard.
Pendant que je passais mon diplôme, en tant qu’élève rabbin, j’habitais la ville de Blanc Mesnil. Pour la première fois de ma vie, j’allais vivre une situation quotidienne assez embarrassante. À la seconde ou je me suis présenté au Rabbin de la communauté, venir régulièrement à l’office, celui-ci, c’était tout de suite montré très méfiant envers moi. Il craignait ma présence, soupçonnant que le consistoire m’avait envoyé pour prendre sa place. Son attitude m’avait beaucoup déstabilisé.
Puis, au bout d’un certain temps, on m’a envoyé à Vitry-sur-Seine. Là encore, le dirigeant rabbinique avait eu la même réaction vis-à-vis de moi et a installé entre nous ce même rapport de méfiance.
Malgré tous ces aléas qui faisaient partie de l’apprentissage du métier, parallèlement, je continuais à vivre ma passion qui était d’être animateur dans des colonies de vacances pour inculquer le judaïsme aux enfants.
Puis vient mon déménagement sur Évry, ma première communauté officielle. J’avais été engagé pour assurer les offices du vendredi soir et du samedi matin uniquement. Le bureau de la synagogue n’avait pas les moyens de me payer pour plus ! Cependant, partant du principe que je devais de toutes les manières faire ma prière quelque part, payé ou non, j’avais demandé l’autorisation aux dirigeants afin d’assurer tous les services même bénévolement ! Ce qui m’avait paru aberrant à l’époque, c’est qu’il avait fallu obtenir cette autorisation pour venir dans la syna à laquelle j’étais supposé être à la tête !
Hélas, c’est ainsi que cela fonctionne encore aujourd’hui. Les présidents de communauté jouent beaucoup avec la carrière et la vie privée du Rabbin car les deux sont étroitement liées.
Quelques temps plus tard, la synagogue d’Évry changea de président. Ce dernier trouva mon salaire totalement inacceptable en fonction de la masse de travail que je fournissais. Du jour au lendemain, il le doubla. Ce qui m’a appris une grande leçon de vie dans le monde du travail : Nassé Vénisshma. D’abord, travaille, travaille et encore travaille, montre que tu es motivé et tu verras, l’argent se mettra à courir derrière toi. Ne regarde jamais le salaire de départ, mise sur le temps car tôt ou tard, tu seras payé à hauteur de ce que tu as donné. Dans mon cas, cela a toujours fonctionné de cette manière.
Je tiens à préciser aussi que le conseil d’administration, et son président ont le pouvoir de faire la pluie et le beau temps de la vie communautaire. Ce qui était, depuis le départ, le projet de Napoléon. Son but était d’assimiler toutes les communautés juives en montant de manière subtile les présidents contre les Rabbins. Même maintenant que l’on connait son projet machiavélique de mélanger politique et religion, il reste impossible de supprimer le président car on ne peut pas abolir des lois. Ce sont les présidents qui élisent le grand rabbin de France. Une institution d’une telle ampleur, aussi ancrée, ne peut pas être dissoute de la constitution. Rappelons qu’à l’époque les présidents étaient les dirigeants car ils avaient l’argent, beaucoup d’argent, comme Rothschild, et que l’argent c’est le nerf de la guerre !
Le fait d’être en contact avec les communautés, même si cela m’éloignait de mon premier rêve qui était de m’occuper des enfants, cela m’avait renforcé dans l’idée de révolutionner le système par de nouvelles méthodes.
Le changement a eu lieu quand j’avais trente-deux ans, au moment où je devenais Rabbin de la communauté de Caen. Enfin, j’étais seul et tout dirigeais ! Durant sept ans, j’ai vécu toutes les situations auxquelles un Rabbin peut-être confronté, tel que les offices, les Brit-Miloth, les Bar-Mitsvot, les enterrements, les visites aux malades, aux prisonniers. Je m’occupais de tout, comme un grand rabbin qui est en charge d’une grande communauté.
Si je devais résumer ces années d’une intensité folle où il m’arrivait de dormir à peine 4 h par nuit, afin d’assurer sur tous les fronts et répondre présent à des fidèles qui n’étaient pas vraiment attachés à la pratique de Torah et Mitsvot, je les illustrerais par cette boutade :
« Un rabbin doit faire un discours pour l’assistance le lendemain. Le président soucieux du sujet qu’il va aborder, le questionne sur le thème :
–J’aimerais démarrer par l’observance du Chabbat et ses 39 travaux.
–Ah non malheureux ! Surtout pas ! Aucun ne le pratique, n’allons pas les traumatiser, ils risquent de ne plus revenir.
–Très bien, alors disons Yom Tov, les jours de fêtes.
–Là aussi, surtout pas, vous allez les vexer !
–Ok, et si on parle de la Cacherout ? Ça me semble correcte la Cacherout.
–Et non, nous n’avons même pas de boucherie Cachère !
–Bon, et la Nida ?
–Il n’y a pas de Mikvé !
–Alors de quoi vais-je parler ?
–Mais de judaïsme mon ami, de judaïsme ! »
Il fallait jongler entre l’importance de la Halacha toujours pas facile à comprendre que je m’imposer de transmettre (sinon à quoi je servais) et la sensibilité de tout un Klaal qui est très attaché aux traditions mais sans les contraintes qui vont avec. Globalement, la devise était de respecter les grandes lignes du judaïsme mais jamais entrer dans les détails.
Comme lorsqu’un jour ou un monsieur m’appelle pour me demander quels sont les jours permis pour le mariage, de sa fille. Il avait juste oublié de me préciser que c’était avec un non-juif. Je lui avais répondu, dépité :
– À Tisha Béav/le jour de la destruction du temple.
Tant la question était surréaliste pour moi ! Les réponses que je donnais, soulevaient d’énormes problèmes car malgré l’éloignement, souvent volontaire, l’étincelle juive était encore là. Je m’accrochais à faire raviver cette étincelle, dans l’espoir de la rendre flamme.
Ce qui a tendance à faire débat entre plusieurs Rabbanim. Certains vont vouloir miser sur le temps et ramener petit à petit les juifs très éloignés de la religion, dans une pratique plus intensive. Tandis que d’autres, prônent l’immédiateté de la Téchouva ! Ils ont tendance à imposer la loi telle qu’elle est écrite, sans jamais flancher. Ce qui parait logique quand on habite dans des villes telles que Paris, New York et toutes les autres grandes villes du monde, ou tout est pensé de manière à respecter la Torah au détail près. Mais en province, sur le terrain tout est différent.
Le challenge a été d’envoyer un jeune Rabbin sans aucune préparation psychologique dans une communauté ou les valeurs étaient bien ancrées, quasi inchangeables. Il a fallu avoir les reins solides pour affronter tous ces gens qui avaient besoin d’un dirigeant religieux mais pas trop…
Le plus dur a été de devoir doser mon discours face à des gens qui n’étaient pas prêts et qui ne le seront probablement jamais puisqu’ils restent dans des endroits reculés où la pratique de Torah et de ses Mitvots est quasi impossible. C’est un choix personnel où la religion n’est en aucun cas une priorité.
Cependant, pendant ces années éprouvantes au cours desquelles je menais une lutte interne constante, mon rêve se concrétisa enfin. En 1987, le rabbin de Rouen me proposa d’organiser un séjour avec des enfants.
Il avait déjà une certaine expérience en tant que directeur du Bné Akiva et moi je n’en avais quasiment pas mais j’avais accepté avec joie cette collaboration en tandem. La colonie de 80 enfants fut organisée à Forges-les-Eaux et dura une semaine. J’emmenais avec moi, un groupe d’enfants de ma propre communauté. Arrivé sur place, je me rendis vite compte que la structure n’était pas du tout prête pour nous accueillir ! De plus, étant donné que le rabbin B. s’appuyait sur sa vision des choses et son expérience, qui étaient radicalement opposées à la mienne, notre duo n’était vraiment pas au point !
Comprenant ce qui se profilait, c’est à dire une incompréhension mutuelle, je décide de prendre les choses en main avec ce slogan en tête qui ne me quittera pas pendant 15 ans : « L’enfant est le roi dans ma colo ». Le concept est simple : les parents me confiaient leur enfant et lui devenait le maître de ses activités. C’est une réussite totale dans le domaine. Les enfants étaient comblés, les parents satisfaits, et nous, en fin de séjours, épuisés ! De cette année-là, jusqu’en 2011, les colos se succédèrent avec succès.
Bien que cela ne m’a jamais empêché de me retrouver parfois dans de belles galères ! Notamment quand ta mère était enceinte de ton frère. Je lui avais vendu un séjour de rêve en lui avançant l’argument qu’elle allait se reposer en pleine campagne.
Au premier repas, on réalise que le cuisiner n’en était pas un, et qu’il ne savait rien faire ! En discutant avec lui, on découvre qu’il était majordome de formation ! À cause de lui, on frôle de peu la catastrophe ! La première fois qu’il a préparé une soupe ET avant de la servir aux enfants, il décide de rajouter du fromage alors que c’est une soupe de poulet ! Face à ce geste, et remerciant le ciel qu’elle était présente dans les cuisines, ta maman le met sans discussion à la porte et devient la cuisinière officielle, enceinte de 7 mois ! Je ne te cache pas que cette situation m’avait valu une ou deux réflexions de ta maman ! Même si elle ne s’est jamais plainte et m’a toujours suivi dans le seul but de vivre ma passion qui est devenue, par la force des choses, la sienne. Il m’arrive d’y repenser parfois et je me dis que nous étions vraiment fous ! Complètement inconscients, même si on a vécu des moments inoubliables comme par exemple la fois où on avait emmené les enfants faire du cheval dans un poney club. L’un des colons n’avait pas arrêté de faire f l’imbécile en n’écoutant pas les moniteurs. Résultat : le cheval sur lequel il était monté, s’était mis à aller au galop sans que personne ne puisse l’arrêter jusqu’à ce que le colon tombe par terre et se casse l’épaule. Pour notre malchances parents de ce jeune homme étaient des avocats à la réputation de faire des procès à tour de bras. Ils ont d’ailleurs voulu nous en faire un pour négligence mais grâce à D. après plusieurs médiations, ta mère et moi, nous nous en sommes sortis !
Ma mémoire est remplie de souvenirs qui m’émeuvent encore aujourd’hui surtout quand certains colons, devenus adultes viennent te voir et te dire à quel point ces courts séjours de leur enfance qui duraient huit jours par an, avaient eu un impact positif sur leurs vies.
Ce que j’ai appris de mes années passées dans ces communautés de province, c’est à accepter et à aimer un autre juif tel qu’il est. Cette expérience au contact permanent de personnes non-religieuses va m’être cruciale pour la suite de ma vie. Avant de te parler de la plus grosse partie de ma carrière, qui est mon poste de Rabbin aux services des conversions pendant plus d’une vingtaine d’années, je voudrais te raconter ma file, encore deux épisodes qui m’ont beaucoup marqué. Ils se sont passés juste avant que j’accepte le poste de Rabbin de la communauté de Clichy, qui impliquait mon retour sur Paris.
Il y a eu mon voyage à Auschwitz en compagnie de Serge Klarsfeld et DE sa femme. Ainsi que le cas Levy. Ah ! Nous y voilà ! Je t’ai vu tressauter à l’évocation de cette histoire, car toi, tu sais exactement de quel cas je veux te parler. Je crois que nous sommes obligés de nous y replonger. C’est ce que nous allons écrire pour le prochain chapitre.
La suite la semaine prochaine…